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Décroissance (ou pas de croissance), éthique et politique

Publié le par Bertrand Ricque

Je cite ci-dessous un texte de Loïc Steffan, Professeur agrégé d'Éco-gestion, à Institut National Universitaire Champollion. Ce texte est en cours de travail et sera publié sur http://adrastia.org/. Je rajoute ensuite quelques réflexions que m'inspire ce texte.

 

Effondrement : qui vivra, qui mourra

               

L’oubli du point d’interrogation n’en est pas un. Le mettre obligerait à répondre de manière définitive et à figer des critères qui sont probablement évolutifs.

 

Le concept de collapsologie se répand et de nombreuses personnes sont maintenant familières du concept. J’ai eu le privilège de faire partie des relecteurs d’un article très intéressant qui fait le point sur les connaissances disponibles.  Nous connaissons de mieux en mieux les conséquences probables de ce phénomène sur l’économie, sur notre modèle de civilisation, sur la pollution et le réchauffement climatique. Le « Big collapse » n’est plus uniquement considéré comme une exercice de pensée. Jonathon Porritt estime que la date du collapsus général serait plutôt plus  proche de 2020 que de 2030.

 

Pour réfléchir à cette question nous allons maintenant parler d’éthique mais aussi d’éthique d’urgence et de gestion de crise. La gestion de crise est l’ensemble des modes d’organisation, des techniques et des moyens qui permettent à une organisation de se préparer et de faire face à la survenance d’une crise, puis de tirer les enseignements de l’événement pour améliorer la résilience des structures.

 

Commençons par une histoire

Primo Lévi nous raconte dans « si c’est un homme » la façon dont il a vécu les derniers jours du camp d’Auschwitz. En janvier 1945, les Allemands évacuent le camp sous la pression des Soviétiques. Les valides furent emmenés de force et les malades laissés à une mort presque certaine.  Avec d’autres détenus, l’auteur est reclus pour scarlatine dans le bâtiment des maladies infectieuses. Barricadés, avec un poêle à disposition et quelques pommes de terre gelées, la neige qui fournit l’eau potable, ils organisent la survie pour les dix personnes de leur baraque. Les maigres ressources vitales vont permettre à ces quelques vies de s’entre-sauver au milieu de l’apocalypse générale ; mais elles sont impossibles à partager au-delà de ce cercle de solidarité restreinte : des centaines d’autres fantômes humains sont laissés à la porte de ce refuge et vont mourir. Pouvait-il en être autrement ? Certains jugent très sévèrement l’attitude de Primo Lévi, même dans ces circonstances hors-norme. Primo Lévi répond « Bien sûr, nous avons censuré et supprimé le fait que nous ne donnions pas d’eau à tout le monde. Cependant, nous avons essayé de sauver la vie de dix hommes, et nous y sommes parvenus, au moins en partie. Nous ne pouvions pas en sauver quatre cents, mais peut-être pouvions-nous en sauver dix. Et nous avons fait de notre mieux étant donné les circonstances, malgré le fait que nous étions tous deux très malades. […] C’était mieux de tenter avec réalisme de sauver dix personnes, que de ne parvenir à sauver personne ».

 

Sans même la justification de notre propre survie, nous avons pourtant une attitude analogue quand nous fermons nos portes et détournons nos regards face à la détresse du monde.

 

Aujourd’hui même, une famine (la pire depuis la fin de la seconde guerre mondiale) sévit en Afrique alors que nous aurions les moyens de régler la situation.

 

D’un autre côté, les lifeboats ethics, étudient les situations de survie en univers rationné. Lorsque le canot est plein (disons dix personnes), doit-on tendre la main à ceux qui veulent monter à bord et feront chavirer l’esquif ou, au contraire, doit-on accepter de les condamner à une mort certaine afin de sauver ceux qui avaient pu prendre place à bord ? Existe-t-il des cas ou des critères qui nous permettent d’approfondir ce type de réflexion qui ne manqueront de se faire jour en cas d’effondrement sévère. ? Quelques cas comme ceux du Vénézuela ou les comportements manifestés dans la suite de l’ouragan Katrina nous intiment de pousser plus loin la réflexion. « Qui doit vivre quand tout le monde ne peut pas vivre ?»” La question est toujours un piège. Reste à savoir si on peut l’éviter » (Liechter-Flack « qui vivra qui mourra » p. 49).

 

Fixer des priorités

Nous savons qu’en cas de rationnement, il y a 3 priorités. L’alimentation, l’énergie et la sécurité. Pour éviter les comportements déviants et la guerre de tous contre tous. Il faut aussi une discipline collective. J’ai vécu une évacuation d’urgence de 15 000 scouts à cause d’un orage très violent en 2015 à Strasbourg. Les secours furent impressionnés par la discipline collective (seulement 15 blessés légers), et nous dirent que les conséquences auraient été bien pires dans n’importe quel festival de taille équivalente. Cependant, une telle discipline (ici positive) peut aussi provoquer un effacement des libertés individuelles et être la marque de régimes très verticaux. Dans ce genre de cas de figure, il faut des protocoles et des critères de gestion de la situation qui soient acceptés par le plus grand nombre. On peut les construire et les réfléchir en amont. Cela peut concerner l’accès au soin, aux ressources, à un toit ou à d’autres biens de base.

 

L’origine de cette réflexion

Dernièrement, j’ai traduit sous forme de « draft » un article espagnol qui évoquait un effondrement possible de l’Algérie. Larticle débutait sur la crainte d’un envahissement de l’Espagne. Cette vision m’a profondément gêné. Notamment la réflexion sur l’humanitarisme de courte vue. En effet, le présupposé éthique ne faisait pas l’objet d’une délibération consciente.

 

Illustrons maintenant le mode de raisonnement de la gestion de crise

« Au pic d’une crise pandémique, le service des soins intensifs de l’hôpital X est débordé. Cinq patients gravement atteints arrivent en même temps : un lycéen de 15 ans, un cuisinier de 34 ans, père de trois enfants, immigré, un officier de police de 23 ans, célibataire sans enfants, une infirmière de 58 ans, mariée et mère d’enfants adultes, contaminée dans le cadre de ses fonctions, et une retraitée de 78 ans, mariée à un homme atteint d’un Alzheimer avancé dont elle est le seul soutien. Admis aux soins intensifs, les cinq auraient des chances de survie similaires ; refusés, ils mourront.

 

Première question : deux lits se libèrent. Comment le personnel de l’hôpital devrait-il décider à qui attribuer les lits ? Pourquoi ? Deuxième question : trouvez-vous raisonnable que le personnel hospitalier puisse prendre des décisions en temps réel sur qui doit être soigné en fonction de l’âge des patients ou de leur rôle dans la société ? Pourquoi ? Troisième question : imaginez que la pandémie est terminée ; voici ce qu’il est advenu des patients admis aux soins intensifs. Le lycéen de 15 ans a développé une infection et est mort trois semaines après son admission ; le cuisinier immigré de 34 ans a entièrement récupéré après un mois d’hospitalisation ; le policier de 23 a guéri aussi, mais, six mois plus tard, il est tué en mission ; l’infirmière de 58 ans s’en est sortie, mais a dû rester très longtemps hospitalisée, et quand elle est enfin en mesure de reprendre son travail, la pandémie est terminée ; la retraitée de 78 ans a dû passer un mois en soins intensifs, mais elle a récupéré et vécu finalement jusqu’à l’âge de 89 ans. Maintenant que vous connaissez la suite, est-ce que cela change votre sentiment des priorités ? Referiez-vous les mêmes choix ? ».

 

Nous voyons bien que nos réponses dépendent de critères subjectifs et que la réponse peut changer si nous connaissons la suite de l’histoire. Or, pour ce qui concerne le climat, nous ne maîtrisons pas la suite de l’histoire. Nous avons des hypothèses.

 

Ce cas de figure existe et les critères ne sont pas toujours prévus et délibérés en amont. « Les femmes et les enfants d’abord ! », phrase célèbre du Titanic, n’est pas toujours de mise. Nous allons potentiellement vivre des situations qui généreront des conflits pour des ressources rares. La façon dont les dilemmes seront tranchés ne sera pas toujours très glorieuse. Il y a deux ans, des migrants jettèrent par dessus bord des passagers car ils étaient chrétiens.  En 1841, le William Brown fait naufrage et le canot est trop chargé pour les 32 naufragés et les 9 hommes d’équipage. Le capitaine décide de sacrifier les hommes célibataires. Etait-ce raisonnable ? D’autres fois, la lâcheté va encore plus loin. Le capitaine du Costa Concordia quitta le premier son navire. Tout comme celui du Sewol au large de la Corée du Sud. Nous jugeons sévèrement ces gens et, pourtant, sommes-nous bien meilleurs ? Les inégalités sont importantes dans nos sociétés. Il n’est pas rare de voir les personnes les plus favorisées, avec des responsabilités, adopter l’attitude de ces deux capitaines. Pour le Concordia, il n’y avait même pas un risque imminent de mort pour le capitaine.

 

L’organisation et la gestion des règles

Nous allons utiliser l’exemple de la médecine, domaine dans lequel ce genre de questions sont débattues.

 

Dans le domaine médical, il existe des lignes directrices d’éthique médicale spécifiques aux situations de catastrophe. Même imparfaites, elles sont sans doute le meilleur rempart contre le risque d’injustice inhérent à une gestion de l’urgence par l’émotion, l’influence, ou l’arbitraire : quand on ne peut sauver tout le monde, il faut des règles, connues de tous, admises par tous, et applicables partout, afin de décider qui sauver en priorité quand l’état d’exception est déclaré.

 

Cependant le rationnement entraîne des problèmes éthiques. D’une part, les professionnels n’ont pas la même perception que le grand public. A la suite de Weber, ils distinguent l’éthique de la conviction de l’éthique de la responsabilité. Celle-ci étudie les conséquences des actions entreprises alors que la première repose sur des valeurs. Il devient alors nécessaire de gérer le décalage de perception entre les spécialistes et le public afin de tenir compte des perceptions publiques qui conditionneront la qualité des comportements.

Ce questionnement pose aussi la question de la définition d’une crise. À quel « niveau de catastrophe » doit-on être tombé pour que les nouvelles pratiques soient considérées comme moralement acceptables, ou, en d’autres termes, comment éviter l’abus moral du concept ?

 

On peut aussi se demander s’il faut assumer un tel débat démocratique et ce que la société gagnera ou perdra à produire ouvertement un tel débat ? Nous pouvons déjà dire que le premier enjeu est l’acceptabilité sociale. Régler collectivement ce type d’enjeu implique de considérer les adultes comme des acteurs responsables. Le partage de la préparation éthique à l’effondrement suppose un double mouvement. Une analyse top down des experts vers le grand public et un retour bottom up pour établir une confiance mutuelle. Mais cette réflexion pose le problème de la capacité psychologique et morale à accepter le risque d’être au nombre des sacrifiés. Les public engagement mis en place aux États-Unis, notamment après le cyclone Katrina, illustrent cette volonté de préparer les populations à ce type d’éventualité.

 

Anticiper et se préparer semble nécessaire pour mieux réagir en cas de survenance de la crise. Le gestionnaire de risque doit donc analyser, évaluer et hiérarchiser les risques principaux, les enchaînements possibles de causes et conséquences, et leur trouver des parades, des moyens d’adaptation et de restauration de la situation normale.

Les étapes de la gestion de crise

La démarche d’analyse de risque commence par l’identification des objectifs principaux. En ce qui a trait à un effondrement, nous pouvons envisager la capacité à maintenir les structures d’un État, nourrir la population, faire perdurer le système de santé et la solidarité tout en assurant un approvisionnement en nourriture pour l’ensemble de la population. L’étape suivante est l’évaluation du couple probabilité d’occurrence / gravité potentielle. Toutes les réflexions sur le pic des ressources, le climat et les limites de nos écosystèmes participent de cette prise de conscience. Une fois les risques classés par ordre décroissant, il sera nécessaire de chercher les leviers d’actions permettant d’y parer. Cette recherche sera menée en analysant les différentes relations de cause à effet pouvant amener à la réalisation du risque. Ceci nécessite de disposer de moyens et outils de veille et d’évaluation, et donc de prévision et, si possible, de prévention. Des moyens partagés et une approche collaborative permettraient d’en diminuer les coûts.

L’éthique à proprement parler

Aujourd’hui un critère de justice sociale communément admis depuis la théorie de la justice de Rawls est le voile d’ignorance. Il faut que toutes les positions dans la société soient ouvertes et accessibles à tous, mais aussi que la situation la plus défavorisée soit une situation que nous accepterions pour nous-même si un voile d’ignorance nous empêchait de connaître par avance notre place dans la société. On voit qu’aujourd’hui nous sommes loin du compte. Et lorsqu’on ouvre la réflexion au niveau international, c’est bien pire... même si de formidables progrès ont été accomplis depuis des décennies pour l’alphabétisation, l’accès à l’eau et aux biens de base ou la mortalité infantile. Le poème Mélancholia de Victor Hugo reste d’une cruelle actualité.

 

Un réflexion contemporaine assez aboutie est celle de Martha Nussbaum (à la suite d’Amartya Sen). Elle définit les « capabilités » comme l’ensemble des possibilités accessibles à une personne que celles-ci soient réalisées ou pas. Dans cette approche, les potentialités,  l’éducation et le futur sont aussi importants que la logique des besoins immédiats de Maslow ou même Rosenberg. L’avenir de la personne n’est pas écrit et elle peut construire sa vie.

 

Voici la liste non exhaustive soumise à délibération dans son livre :

  1. La vie. De pouvoir vivre sa vie jusqu’à la fin d’une vie d’une durée normale …

  2. La santé du corps.

  3. L’intégrité corporelle.

  4. Sens, imagination et pensée. De pouvoir user de ses sens, de pouvoir imaginer, penser et raisonner – et de pouvoir faire tout cela d’une « façon humaine », informée et éduquée … en rapport avec des expériences et des productions religieuses, littéraires, musicales, etc, protégé par une garantie de liberté d’expression. ..

  5. Émotions. Attachement à des choses et des personnes ; amour pour ceux qui nous aiment et nous entourent et nous soignent… Le droit à un développement émotionnel dénué de peur et d’angoisse …

  6. Raison pratique. La possibilité de concevoir une conception du bien et d’engager une réflexion critique sur sa propre vie (avec protection de la liberté de conscience et de la liberté religieuse).

  7. Affiliation

    1. La possibilité de vivre avec d’autres …, de reconnaître et de montrer de l’empathie pour les autres êtres humains. (La protection de cette capabilité implique la protection d’institutions qui offrent et développent ces formes d’affiliation…)

    2. Le droit d’avoir une base sociale de respect de soi et une protection contre l’humiliation ; le droit d’être traité comme être digne dont la valeur est la même comme celle de tous les autres. Non-discrimination sur la base de la race, du genre, des orientations sexuelles, l’appartenance ethnique, la caste, la religion, l’origine nationale.

  8. Autres espèces. Le droit de vivre avec respect pour et en relation avec des animaux et des plantes, et l’ensemble du monde de la nature.

  9. La possibilité de rire, de jouer, d’avoir du plaisir et de se réjouir d’activités de loisir.

  10. Le contrôle sur son propre environnement.

    1. Politique. La participation aux choix politiques, la protection de la liberté d’expression et d’association.

    2. Matériel. Avoir de la propriété et avoir des droits propres sur une base d’égalité avec les autres ; avoir un emploi respectant l’être humain...

Cette conception ouverte permet à chaque collectivité humaine de réfléchir à sa propre organisation afin d’atteindre ces objectifs.

Qui vivra, qui mourra

Je voudrais développer une réflexion sur un livre de Frédérique Leicher-Flack qui porte ce titre. À partir de nombreux exemples tirés aussi bien de la littérature que de la fiction et en passant par la philosophie ou la casuistique ou le Talmud, cette universitaire nous met face aux «choix de l’ombre» que nous pourrions avoir à faire. Devrons- nous faire le « choix de Sophie » de Styron ? Situation tragique le jour de son arrivée à Auschwitz quand un médecin sadique lui fait choisir entre ses deux enfants celui qui sera immédiatement gazé. Devant la menace qu’on lui prenne ses deux enfants en l’absence de choix, paniquée par la situation, elle désigne sa fille de sept ans au profit de son jeune fils. Parvenir à survivre là où tous les autres ont péri plonge le survivant dans une expérience douloureuse. Le complexe du survivant désigne cette culpabilité diffuse de porter le poids d’un choix moral impossible. Répondre de manière théorique au dilemme du tramway est une chose. Le vivre en est une autre. On ne peut évoquer la providence. Cela serait élaborer une théodicée au détriment des morts. Le rescapé d’un attentat qui se sent coupable d’avoir survécu sait bien que la mort des uns et la survie des autres sont deux faits indépendants.

 

Un effondrement implique de faire face à des comportements barbares, à des choix tragiques, à des situations où il n’est plus possible d’être moral. Hélas, il est envisageable que la barbarie revienne. Nous prenons souvent en exemple l’horreur nazie. Aujourd’hui, elle prend le visage de l’horreur islamiste. Camus, en 1946, à l’Université Columbia, raconte trois histoires. En voici une. En Grèce, un officier allemand va exécuter trois frères. La mère implore sa pitié et il consent à en épargner un. Il la laisse choisir. Elle prend l’aîné qui est charge de famille. Ce faisant, il la déshumanise. La mère a essayé de trouver un critère qui neutralise le plus possible l’impact psychologique de son choix. Dans « les jours de notre mort », David Rousset narre l’exemple d’un homme torturé qui livre ses camarades pour faire cesser le supplice de ses propres enfants. Dans « 1984 »,  Orwell achève le roman par le moment lors duquel  le personnage principal,  Winston Smith, choisit que le rat mange le visage de Julia. Son ennemi connaît sa peur la plus intime et détruit sa dernière parcelle d’humanité. Il renonce à tout ce qu’il est. On ne peut pas juger. Personne ne le peut. Tout ce que l’on peut faire c’est de partager la honte et d’éprouver la honte dans des situations où il n’était plus possible d’agir de manière humaine. Dans « La nuit »,  Elie Wiesel raconte sa honte de n’être pas intervenu quand le kapo battait son père. On pourrait aussi citer la série Hatufim, adaptée sous le titre Homeland aux États-Unis. Toutes ces dystopies ont un point commun :. Elles nous proposent une réflexion essentielle : comme il est impossible de disserter sur l’aspect moral ou immoral de la conduite, il est nécessaire de parler de ces situations pour empêcher la naissance de situations ou il est impossible d’être moral et qui, pour cette raison, se soustraient à toute réflexion sur le jugement moral. Or, un effondrement générera probablement ce type de situations.

 

Dans les démocraties libérales, toutes les vies se valent en théorie. Dans la réalité, sa valeur dépend de notre position sociale. De plus, nos relations sociales nous permettent d’accéder à des soins différenciés. La vie n’a pas de prix, mais la médecine a un coût et les soins sont rationnés.

 

Dans l’horreur de la guerre, les gens usaient de leur position sociale, de protection, de manigances. La liste de Schindler ne doit pas cacher les tractations sordides pour en faire partie. Comme les intérêts sont propres à chacun, quel référentiel commun adopter ?  Et certaines situations sont exceptionnelles. Le philosophe américain Michael Walzer développe l’idée de « supreme emergency ethics ». Sous ce terme, il désigne les situations où la survie de la collectivité politique tout entière, et de ses valeurs, est en jeu : dans des cas très rares, il peut être nécessaire de transgresser les règles morales de la guerre, et par exemple, de négliger la présence de boucliers humains pour tirer quand même ou de bombarder sciemment des populations civiles. (Il narre l’exemple historique du bombardement des villes allemandes par les forces alliées en 1941.). Une telle éthique de la supreme emergency se négocie précisément entre deux positions aussi insuffisantes l’une que l’autre, la morale utilitariste d’une part (pour laquelle le critère est le plus grand bien pour le plus grand nombre, mais qui se croira toujours tout permis au regard de cet objectif), et la morale déontologique d’autre part (celle qui s’en tient à l’application des principes moraux – comme d’abord ne pas nuire – quelles qu’en soient les conséquences, en termes de nombre de vies sauvées par exemple, mais qui, ce faisant, se refuse à penser « ce que cela signifie vraiment d’avoir le ciel qui nous tombe sur la tête ».

 

Cette analogie possible, entre l’éthique militaire et l’éthique médicale, sur le terrain de la supreme emergency, mériterait d’être approfondie. Mais un point commun nous retiendra : si l’urgence collective exceptionnelle autorise et implique un certain nombre de transgressions nécessaires, à quoi reconnaît-on qu’on est vraiment en situation de supreme emergency ?

 

La concurrence entre critères est importante et il faut hiérarchiser les principes. L’égalité de principe de toutes les vies conduit au tirage au sort : seule possibilité pour départager les individus. Mais est-ce juste ? Imaginons le cas de la grippe de 2009-2010. Après la décision de vacciner tout le monde, il faut déterminer l’ordre dans lequel les personnes seront vaccinées. Privilégier les groupes à risque est une manière de rétablir l’égalité des chances en compensant le risque accru de développer une pathologie sévère. Mais plus le risque est sévère, plus le raisonnement se modifie, et on tient compte du pronostic différentiel au bénéfice des plus robustes.

 

Les conséquences sur l’effondrement

Nous aurons la nécessité de mettre en place des délibérations collectives et de mettre en avant le rôle du tri. Il existe déjà. Les soins coûteux sont rationnés. Les droits sociaux aussi . La prise en charge de tel ou tel droit sous le lobbying de tel ou tel groupe organisé est toujours un arbitrage qui se fait au détriment d’un autre groupe social en univers contraint. Les réflexions sur le transhumanisme, au delà de l’aspect transgressif de l’éthique commune, posent un problème insoluble de ressources. On veut «augmenter» 0.5 % 

au mieux de l’humanité alors que 800 millions de personnes souffrent de la faim dans le monde.

 

Cependant, l’angélisme de la belle âme qui s’offusque qu’on ne donne pas à chaque victime tous les soins qui lui seraient nécessaires, ou aux individus toutes les ressources dont ils ont besoin, peut paraître d’autant plus injuste, et illégitime, aux yeux de spécia­listes conscients de la gravité et de la complexité des contraintes situationnelles. Pourtant, malgré leur part de naïveté, ou peut-être justement à cause d’elle, en matière d’éthique, de déontologie, et de gestion de l’urgence collective, les perceptions comptent. Sinon, les individus qui se sentiront lésés agiront de sorte à obtenir ce que la règle leur refuse.

 

Il n’y a pas qu’une seule vision de l’équité, pas qu’une seule morale. Selon les situations, selon l’évaluation fine et singularisée des contextes, selon la hiérarchie des valeurs de chacun, une morale plutôt utilitariste ou une morale plutôt déontologique emportera la préférence intuitive. Si chaque individu est capable de ce type de raisonnements et de choix intuitifs, solliciter la société dans son entier pour se prononcer nécessité que la société soit soudée. Que des valeurs soient partagées.

 

  • À chaque fois que nous dénonçons des dégradations de l’écosystème et que nous boycottons à bon compte une production, nous privons des individus de leur revenus. Quand nous souhaitons la fin d’une énergie sans être capable de trouver une alternative, nous dégradons les conditions d’existence d’individus. Quand nous choisissons de nous focaliser sur tel ou tel élément (la pollution, le climat, les réserves halieutique, etc.), nous impactons d’autres groupes sociaux.


La réflexion sur l’effondrement et les choix éthiques qu’il implique ne sera pas un long fleuve tranquille.

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À la suite de ce texte, je présente quelques réflexions inspirées par la situation politico-économique.

Il me semble qu'un élément différenciant la gauche de la droite, au-delà de la description faite par E. Macron de tenants de la liberté vis-à-vis de tenants de l'égalité, est l'éthique dominante. Les gens de droite me semblent avant tout baser leur vision de la société sur une éthique utilitariste alors que les de gauche se basent plutôt sur une éthique des valeurs.

Si l'on hiérarchise les éthiques comme suit (ce qui est évidemment discutable) :

* Éthique classique basées plutôt sur l'utilitarisme ou plutôt sur les valeurs. Il est difficile de les hiérarchiser. Bien que je ne doute pas que pour quelqu'un de gauche, la question de ne se pose pas et la réponse est évidente.
* Éthique d'urgence

* Éthique de survie (lifeboat ethic)
* Éthique de guerre
* Éthique extrême

on pourrait tenter d'imaginer dans quel type d'éthique se projettent les candidats à l'élection présidentielle.

M. Le Pen est clairement dans une éthique de survie et ses électeurs doivent déjà être dans un état d'esprit de survie. Il s'agit de jeter les immigrés par dessus bord et de blinder le canot de survie.

F. Fillon a basculé dans l'éthique d'urgence. Mesures drastiques : rééquilibrage des comptes publics à tout prix, réduction massive des fonctionnaires = on rationne l'eau et la nourriture et on commence à réfléchir à qui aura la priorité; tout le monde rame dans la même direction. Et ce en espérant toucher terre et des jours meilleurs.

J.L. Mélenchon oscille entre éthique des valeurs et éthique de survie. Il compte sacrifier des éléments qui satisfont l'éthique des valeurs en espérant ainsi toucher terre.

E. Macron est clairement dans une éthique des valeurs en essayant d'avoir des objectifs utilitaristes. Il refuse de trancher en pensant pouvoir éviter d'avoir à le faire.

B. Hamon semble être dans une éthique des valeurs qui ne se préoccupe pas du nombre de canots de survie, de la taille de l'équipage, ni de l'état de la mer ou de la distance à la terre.

Pour ce qui me concerne, je pense que l'équipage est déjà trop grand pour la planète, qu'il est temps de réfléchir à la manière dont nous devons déjà passer dans l'utilitarisme et prévoir ce que nous allons faire quand l'éthique d'urgence se rappellera à notre bon souvenir.

Mon opinion sur les positions des candidats ci-dessus est la suivante :

* M. Le Pen est disqualifiée car elle sacrifie d'entrée de jeu les valeurs pour se lancer dans des actions qui ne feront qu'empirer la situation de la collectivité.

* J.L Mélenchon est disqualifié car il sacrifie inutilement des éléments dont, s'ils ont à voir avec la situation, la disparition ne changera rien à la situation et pour toucher une terre qui n'existe pas.

* F. Fillon est disqualifié car il commence à flirter avec l'abandon de valeurs importantes (alors qu'il pourrait en abandonner des moins importantes - voir la hiérarchie de l'article de L. Steffan) et parce que ses mesures d'urgence sont orientées, comme pour J.L. Mélenchon, vers une cible qui n'existe pas.

* B. Hamon est disqualifié car il va simplement accélérer le naufrage sans sauver personne. Dans une révolution il serait parmi les premières victimes, avec les oeuvres d'art, en criant à ses bourreaux "je suis avec vous" et sans rien comprendre à ce qui lui arrive.

* E. Macron, pourrait éventuellement, s'il comprenait la situation, tenter de partager un constat, lancer une définition partagée de la hiérarchie des valeurs dans le contexte de l'urgence et définir une politique utilitariste acceptée par tous, selon la théorie de la justice énoncée par Rawls. Mais je n'y crois guère.

Les autres sont des clowns...

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A
j'aime me promener ici. un bel univers. venez visiter mon blog. merci
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A
beau blog. un plaisir de venir flâner sur vos pages. une découverte et un enchantement.N'hésitez pas à venir visiter mon blog. au plaisir
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