Stefan Zweig
L’idée européenne n’est pas un sentiment premier, comme le sentiment patriotique, comme celui de l’appartenance à un peuple, elle n’est pas originelle et instinctive, mais elle naît de la réflexion, elle n’est pas le produit d’une passion spontanée, mais le fruit lentement mûri d’une pensée élevée. Il lui manque d’abord entièrement l’instinct enthousiaste qui anime le sentiment patriotique. L’égoïsme sacré du nationalisme restera toujours plus accessible à la moyenne des individus que l’altruisme sacré du sentiment européen, parce qu’il est toujours plus aisé de reconnaître ce qui vous appartient que de comprendre votre voisin avec respect et désintérêt.
A cela s’ajoute le fait que le sentiment national est organisé depuis des siècles et bénéficie du soutien des plus puissants auxiliaires. Le nationalisme peut compter sur l’enseignement, l’armée, l’uniforme, les journaux, les hymnes et les insignes, la radio, la langue, il bénéficie de la protection de l’État et fait vibrer les masses, alors que nous n’avons jusqu’ici, au service de notre idée, rien d’autre que la parole et l’écrit dont l’effet reste insuffisant face à ces moyens rodés depuis des centaines d’années.